Eugène Zamiatine, Nous autres, 1920
NOTE 1
Je ne fais que transcrire, mot
pour mot, ce que publie ce matin le Journal national :
La construction de l’Intégral sera achevée dans 120 jours. Une grande
date historique est proche : celle où le premier Intégral prendra son vol dans
les espaces infinis. Il y a mille ans que nos héroïques ancêtres ont réduit
toute la sphère terrestre au pouvoir de l’État Unique, un exploit plus glorieux
encore nous attend : l’intégration des immensités de l’univers par l’Intégral,
formidable appareil électrique en verre et crachant le feu. Il nous appartient
de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus,
habitants d’autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l’état sauvage
de la liberté. S’ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur
mathématique et exact, notre devoir est de les forcer à être heureux. Mais
avant toutes autres armes, nous emploierons celle du Verbe.
Au nom du Bienfaiteur, ce qui suit est annoncé aux numéros de l’État
Unique :
Tous ceux qui s’en sentent capables sont tenus de composer des traités,
des poèmes, des proclamations, des manifestes, des odes, etc., pour célébrer
les beautés et la grandeur de l’État Unique.
Ce sera la première charge que transportera l’Intégral.
Vive l’État Unique. Vive les numéros. Vive le Bienfaiteur !
J’écris ceci les joues en feu.
Oui, il s’agit d’intégrer la grandiose équation de l’univers ; il s’agit de
dénouer la courbe sauvage, de la redresser suivant une tangente, suivant
l’asymptote, suivant une droite. Et ce, parce que la ligne de l’État Unique,
c’est la droite. La droite est grande, précise, sage, c’est la plus sage des
lignes.
Moi, D-503, le constructeur de
l’Intégral, je ne suis qu’un des mathématiciens de l’État Unique. Ma plume,
habituée aux chiffres, ne peut fixer la musique des assonances et des rythmes.
Je m’efforcerai d’écrire ce que je vois, ce que je pense, ou, plus exactement,
ce que nous autres nous pensons (précisément : nous autres, et NOUS AUTRES sera
le titre de mes notes). Ces notes seront un produit de notre vie, de la vie
mathématiquement parfaite de l’État Unique. S’il en est ainsi, ne seront-elles
pas un poème par elles-mêmes, et ce malgré moi ? Je n’en doute pas, j’en suis
sûr.
J’écris ceci les joues en feu. Ce
que j’éprouve est sans doute comparable à ce qu’éprouve une femme lorsque, pour
la première fois, elle perçoit en elle les pulsations d’un être nouveau, encore
chétif et aveugle. C’est moi et en même temps ce n’est pas moi. Il faudra
encore nourrir cette œuvre de ma sève et de mon sang pendant de longues
semaines pour, ensuite, m’en séparer avec douleur et la déposer aux pieds de
l’État Unique.
Mais je suis prêt, comme chacun,
ou plutôt comme presque chacun d’entre nous. Je suis prêt.
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