lundi 23 juin 2014

"les rêves s'étaient changés soudain en un enfer"



Ce fut par une lugubre nuit de novembre que je contemplai mon œuvre terminée. Dans une anxiété proche de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la créature inerte étendue à mes pieds. Il était déjà une heure du matin ; une pluie funèbre martelait les vitres et ma bougie était presque consumée, lorsque à la lueur de cette lumière à demi éteinte, je vis s’ouvrir l’œil jaune et terne de cet être ; sa respiration pénible commença, et un mouvement convulsif agita ses membres.

Comment décrire mes émotions en présence de cette catastrophe, ou dessiner le malheureux qu’avec un labeur et des soins si infinis je m’étais forcé de former ? Ses membres étaient proportionnés entre eux, et j’avais choisi ses traits pour leur beauté. Pour leur beauté ! Grand Dieu ! Sa peau jaune couvrait à peine le tissu des muscles et des artères ; ses cheveux étaient d’un noir brillant, et abondants ; ses dents d’une blancheur de nacre ; mais ces merveilles ne produisaient qu’un contraste plus horrible avec les yeux transparents, qui semblaient presque de la même couleur que les orbites d’un blanc terne qui les encadraient, que son teint parcheminé et ses lèvres droites et noires.

Les accidents variés de la vie ne sont pas aussi sujets au changement que les sentiments humains. Depuis près de deux ans, j’avais travaillé sans relâche dans le seul but de communiquer la vie à un corps inanimé. Je m’étais privé de repos et d’hygiène. Mon désir avait été d’une ardeur immodérée, et maintenant qu’il se trouvait réalisé, la beauté du rêve s’évanouissait, une horreur et un dégoût sans bornes m’emplissaient l’âme. Incapable de supporter la vue de l’être que j’avais créé, je me précipitai hors de la pièce, et restai longtemps dans le même état d’esprit dans ma chambre, sans pouvoir goûter de sommeil. La lassitude finit par succéder à l’agitation dont j’avais auparavant souffert, et je me précipitai tout habillé sur mon lit, essayant de trouver un instant d’oubli. Mais ce fut en vain : je dormis, il est vrai, mais d’un sommeil troublé par les rêves les plus terribles. Je croyais voir Elizabeth, dans la fleur de sa santé, passer dans les rues d’Ingolstadt. Délicieusement surpris, je l’embrassais ; mais à mon premier baiser sur ses lèvres, elles revêtaient la lividité de la mort ; ses traits paraissaient changer, et il me semblait tenir en mes bras le corps de ma mère morte ; un linceul l’enveloppait, et je vis les vers du tombeau ramper dans les plis du linceul. Je tressaillis et m’éveillai dans l’horreur ; une sueur froide me couvrait le front, mes dents claquaient, tous mes membres étaient convulsés : c’est alors qu’à la lumière incertaine et jaunâtre de la lune traversant les persiennes de ma fenêtre, j’aperçus le malheureux, le misérable monstre que j’avais créé. Il soulevait le rideau du lit ; et ses yeux, s’il est permis de les appeler ainsi, étaient fixés sur moi. Ses mâchoires s’ouvraient, et il marmottait des sons inarticulés, en même temps qu’une grimace ridait ses joues. Peut-être parla-t-il, mais je n’entendis rien ; l’une de ses mains était tendue, apparemment pour me retenir, mais je m’échappai et me précipitai en bas. Je me réfugiai dans la cour de la maison que j’habitais, et j’y restai tout le reste de la nuit, faisant les cent pas dans l’agitation la plus grande, écoutant attentivement, guettant et craignant chaque son, comme s’il devait m’annoncer l’approche du cadavre démoniaque à qui j’avais donné la vie de façon si misérable.

Ah ! Aucun mortel ne pourrait supporter la vue de ce visage horrible. Une momie à qui le mouvement a été rendu ne saurait être aussi hideuse. Je l’avais contemplé avant qu’il fût achevé ; il était laid, sans doute ; mais quand ses muscles et ses articulations purent se mouvoir, cela devint une chose telle que Dante lui-même n’aurait pu la concevoir.

Ma nuit fut lamentable. Tantôt, mon pouls battait si vite et si fort que je sentais palpiter chaque artère ; tantôt, je me laissai presque glisser jusqu’au sol dans ma langueur et ma faiblesse extrême. Mêlée à cette horreur, je ressentais l’amertume de la déception ; les rêves qui, depuis si longtemps, m’avaient tenu lieu de nourriture et des douceurs du repos, s’étaient changés soudain en un enfer ; et quelle n’avait pas été la rapidité du changement ! Combien complète n’était pas ma désillusion !

Mary Shelley, Frankenstein, 1831.

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