Histoire du foot-spectacle, par Marion Fontaine [11-06-2010]
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En 1978, la première partie de la finale de la coupe de l’UEFA, qui oppose les clubs de Bastia et Eindhoven, se joue en Corse. Jacques Tati est là pour saisir les images d’un spectacle qui déborde le cadre du stade et envahit l’île (Forza Bastia 78. L’Île en fête). Sa caméra suit les préparatifs des supporteurs, les cris, les pétards et les allers-et-venues alimentant une effervescence qui va crescendo, dans une ville toute bariolée de blanc et bleu, et puis qui s’éteint, une fois le match achevé. En observant un enthousiasme qui entraîne aussi bien les vieilles femmes en noir que les enfants, qui anime les travées du stade Furiani, aussi bien que les rues et les places, le film de Tati souligne en outre la capacité du spectacle à nourrir et à incarner une communauté imaginée à base territoriale, ici celle de la Corse. C’est cette capacité, et en général cette puissance actuelle du spectacle, qui expliquent l’intérêt que lui portent sociologues, ethnologues et historiens, en lui appliquant les métaphores et les grilles explicatives les plus variées : rituel, opium, récit épique, guerre amusante, théâtre de la démocratie ou encore fait social total.
Il convient pour commencer de se méfier, tout au moins dans le cas français, du miroir grossissant qu’a offert la coupe du Monde de 1998. La victoire en forme d’apothéose du 12 juillet, son caractère d’auto-célébration nationale, les innombrables commentaires qui ont suivi ont constitué en modèle un certain enthousiasme sportif, une certaine approche du spectacle. Mais ce modèle peut aussi exercer en amont un effet déformant. Même après sa démocratisation dans l’entre-deux-guerres, la passion footballistique est restée longtemps intermittente [1], et concurrencée par d’autres spectacles. C’est bien le Tour de France que Roland Barthes décrit comme mythe en 1957 [2] et non sa petite sœur qu’est la Coupe de France. Certes, celle-ci accueille déjà près de 40 000 personnes au stade de Colombes en 1936, mais elles font pâle figure devant les 250 000 spectateurs débordant des 127 000 places officielles du stade de Wembley, lors de la mythique finale de la Cup en 1923.
Ce spectacle des années 1930-1960 valorise le spectateur, au détriment du fan ou du supporteur. C’est celui qui s’implique avec mesure qui est la norme, pas celui qui se passionne avec déraison, le collectif qui se lève, pas les groupes ou les individus qui se déchaînent On peut voir dans cette norme l’effet d’une certaine agoraphobie, de la crainte des nouvelles foules sportives que manifestent longtemps dirigeants du football et médias. Le match est une détente et une sortie à laquelle on assiste en costume du dimanche, parfois en famille, sous la houlette au moins des hommes les plus âgés, qui accompagnent, initient mais aussi surveillent les plus jeunes. Si le spectacle constitue déjà l’occasion d’une mise en scène de soi, cette mise en scène n’est pas la même qu’aujourd’hui et la participation au match s’aligne sur les règles de la culture civile courante.
L’ensemble de ce cadre se disloque à partir des années soixante. La diffusion de la voiture individuelle, la multiplication des loisirs permise par la société de consommation – la télévision en particulier – rendent peu à peu cette situation obsolète. Parallèlement l’effritement des mondes ouvriers et la crise industrielle sapent les fondements d’un certain nombre de clubs.
Un autre modèle tend de fait à émerger et triomphe à partir des années 1970-1980. Le nouveau spectacle du football offre aux clubs des recettes croissantes, appuyées sur le sponsoring et les droits de retransmission télévisée. Il transforme les clubs en entreprises commerciales. Il accroît la mobilité des joueurs, pour certains bientôt élevés au rang de stars. Sans doute les dirigeants du club de Saint-Etienne sont-ils parmi les premiers à la saisir dans toute son ampleur et à assumer la mutation de leur club en entreprise de spectacle. En 1976, ils lancent ainsi l’ASSE (Association Sportive de Saint-Etienne) Promotions, société chargée d’exploiter commercialement l’image de marque du club. Cette société développe en particulier le « merchandising » et la vente de maillots, gadgets, écharpes, qui participent à la propagation de la « folie verte » sur tout le territoire français.
« L’épopée » des « Verts », qui culmine en 1976 avec la finale de coupe d’Europe jouée à Glasgow contre le Bayern de Munich, témoigne aussi d’un autre changement, côté spectateur cette fois. La télévision joue à cet égard un rôle paradoxal, en distendant les liens entre le public et le club local et en vidant d’abord en partie les stades, en participant ensuite à la coloration, au sens propre, de ces derniers et à leur animation. Les tribunes deviennent, autant que le match, le lieu du spectacle. Plus la télévision montre les signes du soutien à l’équipe, plus les spectateurs, qui sont aussi des téléspectateurs, savent qu’ils sont montrés et plus ils rivalisent d’imagination et de démonstration pour paraître, dans le stade et à la télévision. Tout cela participe à la nouvelle image des stades et contribue à créer un nouveau rapport au spectacle. C’est celui-là même que Jacques Tati observe avec amusement en 1978, quand d’autres l’envisagent, sinon avec inquiétude (le hooliganisme devient dans les années 1970 un problème social), au moins avec quelque perplexité : en 1968, commentant un match qui oppose les « Verts » au Celtic de Glasgow, Léon Zitrone s’indigne presque de l’aspect « d’énergumène » des Écossais et s’étonne de leurs manifestations démonstratives (cris, fumigènes, écharpes), en les opposant à la sagesse et au caractère retenu du public français.
Derrière cette transformation, qui continue à s’amplifier dans les décennies suivantes, se lit un rapport très ambigu au territoire. Les compétitions européennes et mondiales deviennent des événements médiatiques globaux qui visent moins à rassembler physiquement les spectateurs qu’à regrouper la communauté des téléspectateurs. Dans le même temps, les clubs continuent à changer de dimension et leurs équipes sont de moins en moins construites sur une base nationale, a fortiori locale. Cette forme d’extra-territorialité vaut bien sûr pour les joueurs, mais aussi d’une certaine manière pour les supporters. On peut être aujourd’hui supporter de l’OM en habitant très loin de Marseille, sans avoir aucun lien tangible avec la ville, uniquement pour ce que ce club évoque dans l’imaginaire collectif.
Un spectacle déraciné alors, et déterritorialisé ? Voire. Au moment même où se déroule ce processus, jamais la référence au territoire n’a été à ce point prégnante. Le critère de définition du « bon » supporter, du supporter « authentique », comme le disent souvent les « ultras », réside dans cet ancrage revendiqué et résumé souvent par le slogan « Fiers d’être… ». C’est cette revendication qui explique les jeux d’opposition entre supporters, à travers des banderoles affirmant pour les unes les qualités sociales/ morales/ culturelles d’un lieu, stigmatisant au contraire pour les autres ce même lieu (les « prolos » de Saint-Etienne vu par les Lyonnais ou les « sous-développés » de Naples présentés par les Milanais ou les Turinois). La victoire de l’équipe est celle d’un territoire porté aux nues dans les grandes occasions : lorsque le Racing Club de Lens remporte le Championnat de France en 1998, l’événement est ainsi présenté par les supporters et par les médias comme la revanche et la fierté d’une région longtemps stigmatisée.
Un fait social total alors ? Un rituel ? Une catharsis ? De fait, il apparaît comme le catalyseur, parfois le créateur de figures, de pratiques (celles des supporters), de métaphores (l’équipe, le match), de valeurs représentées, discutées à l’échelle de la cité et réinvesties ensuite. En 2007, la dernière élection présidentielle n’a d’ailleurs pas été avare de ce type de réinvestissement, que l’on songe à ces militants mués en supporters ou à ce duel du second tour défini et décrit, par ses acteurs eux-mêmes, comme un match. Il s’agit bien d’une rupture. On peut envisager cette puissance comme le symptôme d’une crise de la démocratie, comme le signe de la difficulté pratique à fonder des identités et des règles de vie commune, comme l’expression de la quête pathétique d’identité des masses modernes. On peut observer que les « communautés d’émotion » que fonde le spectacle ne tissent aucun lien solide, ne réalisent qu’une fusion passagère et n’engagent également aucun avenir [14]. On se souvient que l’identité rêvée d’une France « black-blanc-beur » a trouvé un démenti cinglant dans les émeutes, tout aussi médiatiques, de 2005. . Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur cette situation, il serait injuste d’en tenir rigueur au spectacle sportif, ou de l’en glorifier, mais il n’est pas inintéressant d’y réfléchir.