Technophilie et
technophobie
Technophiles et technophobes
s’opposent sur relations entre monde réel et monde virtuel au XXI° siècle comme
se déchiraient dans la Byzance du VIII° siècle, iconoclastes et iconodules qui
disputaient du rapport entre le monde divin et de ses représentations imagées.
Les technophiles pensent la
technologie déterminante en dernière instance : sur elle, devront se modeler
mentalités et institutions. C’est une force nécessairement libératrice : les
anciennes limitations que nous imposaient nos capacités physiques, mentales ou
sociales seront dépassées.
Pour ses partisans, la
technique va prolonger les capacités de
nos sens et de nos esprits, nous affranchir de la nécessité. Sur l’air du
“demain on pourra...” : demain on pourra communiquer plus vite, accéder
instantanément à l’objet de son désir, explorer toutes les archives, échapper à
toutes les censures, réunir tous les cerveaux, se dispenser de toutes les
pesanteurs de la matière. Ce projet trouve sa forme dans une société de
l’information technicienne et libertaire à la fois. Face à eux, les
catastrophistes pensent en termes de perte : perte d’humanité au profit de la
raison instrumentale, perte de distance critique au bénéfice de la fascination,
perte d’identité dans un monde de virtualité, perte de la réalité remplacée par
le spectacle, perte de la liberté soumise aux logiques techniques, perte de
l’écrit vaincu par l’écran...
Le technophile, certain d’être
dans le sens de l’histoire, ignore généralement les objections, qu’il attribue
à l’ignorance, ou à une mentalité archaïque. Débordant de bonne volonté
pédagogique, il ne manque pas de faire remarquer à son contradicteur qu’il a
tout loisir de s’exprimer voire de créer des communautés virtuelles de
technophobes cyber-ronchons. Il argue
que le cybermonde accueillera tout, y compris son discours critique Il
croit fermement que tout cohabitera avec tout et que le mouvement d’expansion
se poursuivra. Il conçoit le refus des nouvelles technologies comme une affaire
de goût ou de culture, une tendance relativement négligeable et condamnée à
long terme. L’utopiste, habité d’un esprit volontiers messianique, tente de
faire partager l’enthousiasme que lui inspire toute nouvelle croissance du
réseau ou toute annonce d’une innovation technologique.
Le catastrophiste, lui, raisonne
en termes de lutte et s’imagine en résistant au Système. Il dénonce une
idéologie adverse dont il combat l’inauthenticité. Car, s’il craint la perte de
notre autonomie ou de nos capacités, le catastrophiste en attribue une large
part de responsabilité au discours adverse. Il l’analyse souvent comme un
langage de pouvoir, destiné à dissimuler des rapports de force et d’intérêt
particuliers sous forme d’un projet universel.
Technophobie
Ce mot récent désigne une peur de
la technologie (ici prise non au sens de « l’étude des techniques » mais de
l’ensemble de ces techniques, en particulier les NTIC). Technophobie est
souvent utilisé trivialement pour moquer ceux qui sont incapables de se servir
de leur ordinateur, ou développent des craintes irrationnelles à propos
d’Internet. En fait il y a plusieurs degrés dans cette « aversion ».. L’une se
signale par:l’incapacité ou le choix de ne pas utiliser les NTIC dans sa vie. À
ce stade, il s’agit d’un trait de caractère ou de comportement reflétant la
subjectivité d’un individu qui surfe ou pas sur Internet, préfère ou pas écrire
à la main…
Une seconde forme de technophobie
porte un jugement général sur l’utilité des NTIC, surtout Internet en
particulier ; Certains, par exemple, insistent sur les dangers de la Toile –
risque d’escroquerie, prolifération de la pornographie ou des discours
extrémistes, possibilité de pannes en chaîne, d’espionnage de la vie privée… Ou
encore seraient technophobes – à tort ou à raison – ceux qui se montrent
sceptiques sur toutes les merveilles qu’espèrent les « technophiles »,
confiants en l’avènement de la société de l’information : gains de
productivité, nouvelle économie, disponibilité du savoir, émergence d’une
cyberdémocratie dans le « village global », nouvelles possibilités d’expression
et de culture. Cette technophobie-là relève d’une certaine évaluation des
bienfaits ou de méfaits de développements futurs de la technique et de leurs
conséquences sociales, politiques… La différence entre « pour » et « contre »
porte sur la vraisemblance d’événements auxquels tous deux portent globalement
le même jugement.
Resterait alors à définir une
technophobie « de principe » : celle qui rejette la notion même d’une
progression des techniques. Répondraient à cette définition l’attitude de
certains écologistes qui condamnent comme manifestation d’une avidité inutile
toute action de l’homme pour accroître ses pouvoirs.
D’autres dénoncent dans les
nouvelles technologies non pas un accroissement de nos capacités mais un
asservissement ou une aliénation. Ils s’en prennent au caractère inauthentique
du monde des réseaux : fausse égalité, fausse démocratie, faux savoir, faux
rapport avec les autres, bref fausses promesses
et vraie aliénation. Manifestant par là la nostalgie de ce qu’ils
croient perdre: l’expérience commune de la durée et de ses rythmes, celle du
territoire qui permettait à chacun de se situer entre proche et lointain, celle
de la mémoire partagée, celle de l’identité à l’heure des avatars
cybernétiques, des communautés
virtuelles et des choix de vie changeants…
À certains égards, la querelle
des technophiles et des technophobes rappelle des querelles plus anciennes :
pour ou contre l’image dans les religions monothéistes, pour ou contre le
théâtre au XVIII°siècle (la
querelle du spectacle), pour ou contre
les mass media au XX°…
F. B. Huyghe, 6/12/2012, La
médiologie
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire