F. BON, Autobiographie des objets |2011
Rien qu’une enseigne, suspendue
au-dessus des garages successifs. Pas possible de le contourner : objet aussi
(suite définie d’objets), pas simplement signe – et suite d’objets établissant
précisément la complexité du signe. Suspendue aussi dans la tête, alors ?
Ainsi la mention sur la carte de
visite, sous le sigle de la marque : « depuis 1925 ». L’ouvrier aux ateliers
Championnet de la Régie des transports parisiens (TCRP, plus tard RATP),
mobilisé à Paris en tant qu’apprenti-menuisier dans sa Vendée, et affecté aux
usines d’aviation où il devient tourneur-outilleur, s’est marié en 1923, mon
père naît en 1924, on monte à trois dans le side-car et on quitte la capitale
pour devenir motoriste dans un coin de la grange du tailleur de pierre qu’est
son propre père. À ce titre, il vendra le premier tracteur à grogner dans les
chemins du sud vendéen, installera des moto-pompes dans le marais, sera en
charge vers 1935 de l’entretien de la motrice mono-cylindre diesel qui fournit
l’électricité au village, aura une licence d’auto-école et une autre de
croque-mort, etc. Mais quand le vétérinaire de Saint-Michel en l’Herm, début
1925, est le premier à acheter une automobile, c’est une Citroën Trèfle dont on
le fournit, puis bientôt c’est l’âge des C4. Agent dans un minuscule village
en-dessous du niveau de la mer, à l’époque, signifie qu’on vous remet à Paris
un panonceau, et qu’on a affaire aux plus hautes autorités de la marque. Non
pas André Citroën lui-même, longtemps qu’il est inaccessible, mais celui de ses
bras droits qui est chargé du commerce, et dont le nom restera longtemps, dans
la famille, une sorte de foudre au-dessus de toute loi (...).
Ce premier panonceau,
rectangulaire émaillé bleu avec le double chevron blanc, il restera au-dessus
de l’établi de mon grand-père jusqu’en 1964, et probablement déménagera-t-il
avec eux. Et combien de fois ne nous en répéterait-on pas l’histoire :
l’invention technique pour les transmissions d’un engrenage à double rangée de
crans en chevron, avant même l’autre révolution, celle de la transmission
avant.
Le signe iconique qui figure
encore à l’avant du capot de chaque véhicule de la marque Citroën, quand bien
même la fusion avec Peugeot est effective depuis longtemps, que beaucoup de ces
véhicules sont assemblés en Espagne ou au Mexique, et que 70% des composants
automobiles sont communs à l’ensemble des marques, dérive directement de ce
double chevron original, même s’il ne figure plus d’engrenage depuis longtemps.
Il n’y a rien à en dire : le
destin de ces grands du capital désormais nous indiffère. Sauf que toute votre
enfance vous vivez avec vous-même le panonceau accroché au-dessus de votre
tête. Il modèle, chaque jeudi, la visite du représentant (il s’appelait Achille
quelque chose..., à moins qu’Achille n’ait été son patronyme ?) qui mangeait ce
jour-là à la maison, dans la cuisine mais avec une nappe posée sur la toile
cirée. La Traction avant, modèle 11 puis 15 familiale avec les strapontins, est
l’apanage du grand-père tandis que nous avons toujours le dernier modèle de
deux-chevaux, c’est obligatoire pour la clientèle, et on la revend
régulièrement avec tarif privilégié de « véhicule démonstration ». (…)
C’est aussi une relation
territoriale : territoire affecté au garage, incluant par chance
L’Aiguillon-sur-Mer et La Tranche-sur-Mer, mais pas Luçon – qu’on aille
n’importe où en France avec la deux-chevaux en famille aux vacances de Pâques,
on trouvera toujours un autre agent avec le même panonceau. Une communauté qui
s’établit hors de la relation directe au territoire du village et ses
alentours.
L’enfant n’est pas séparé de la
structure professionnelle : aujourd’hui on sait le faire, pas à l’époque. Les
travaux plus complexes, au magasin de pièces détachées, à la pompe à essence,
ne commenceront qu’avec l’adolescence, mais le paysage de l’enfance est fait
des dépannages et accidents (remonter du marais, le dimanche matin, la
quatre-chevaux Renault qui a loupé le virage en sortie de bal, et a plongé dans
l’eau verte, l’énorme bulle que ça fait quand on l’extirpe), les retours à
l’aube de la DS 19 qu’on a été chercher pour un client directement à Paris en
bout du quai de l’usine, la bétaillère ou le plateau à ridelles qu’on va
chercher à Laval ou l’ambulance chez Heuliez.
Cendrars conduisait une
Alfa-Roméo, et parle de façon récurrente de ses trajets – Paris Biarritz, ou
Paris Marseille, ou ce texte incroyable sur ce voyage à toute allure pour
arriver à l’heure au Bourget –, racontant comment sa voiture est une sorte de
maison transportable, arrachant de ses livres, au préalable, les chapitres
qu’il souhaite relire pour les stocker dans sa boîte à gants mais sans jamais
nous informer, à ma connaissance, de l’équipement spécial qui lui permettait de
passer les vitesses sans lâcher le volant, lui à qui il manquait le bras droit
: combien en ai-je vu passer dans l’enfance, cependant, de ces équipements qui
permettaient la conduite assistée. La magie automobile des années cinquante, ce
qu’elle représentait en terme d’autonomie géographique (les guides Michelin
vert et rouge), était donc présente pour certains audacieux ou privilégiés
comme « Blaise » dès les années 30, mais c’est bien dans ces années-là qu’elle
rejoint l’ensemble du territoire. Et c’était manifeste dès cette étape
essentielle consacrée par le mot livraison : la voiture était une commande
individuelle, c’est seulement à partir de 1965, dans le grand développement du
break Ami 6, que le garage se permettrait d’acheter d’avance plusieurs
véhicules aux options standard, et d’en avoir en stock avec livraison
immédiate. Une fois le véhicule reçu au garage, il y avait cette étape de
préparation adaptée au client, installation des accessoires (l’autoradio
chromé). Et peut-être même la vraie naissance du véhicule nous était confiée à
nous, les enfants : chaque élément des pare-chocs inox, des baguettes de
carrosserie, des rétroviseurs et joints de porte, était doublé d’un plastique
collant jaune épais, qu’il s’agissait de dépiauter et d’enlever. Agenouillés
sur le sol noir du garage, nous retirions lambeau à lambeau cette doublure de
plastique de la voiture neuve, et j’en ai encore l’odeur.
Le panonceau s’était fait
désormais un ovale horizontal blanc, avec le double chevron doré au milieu.
L’image persiste du jour où, grandes échelles de bois déployées sur la façade,
on avait procédé au changement. Je revois la caisse de bois dans laquelle il
avait été livré au garage, dans une bourre de paille.
Puis, en 1964, alors que nous
accédons au panonceau de concessionnaire, ces deux grands panneaux émaillés
fluorescents, avec évidemment le double-chevron, et dessous l’indication toute
neuve « Vienne Sud Automobiles ». La nouveauté, c’est que les deux panneaux
seraient installés aux deux entrées de la petite ville, côté Ruffec et côté
Niort. Lorsque nous revenons de Vendée, par la nationale 148, mon père passe
plein phares pour le voir briller, et ça veut dire que nous sommes arrivés.
C’est la ville qui reconnaît notre fonction, et par cela d’ailleurs se constitue
elle-même comme ville.
J’ai du mal à débrouiller, à tant
de décennies en arrière, ce qui reste, ce qu’intérieurement cela implique de
définitif. La notion de marque évacuée pour l’automobile, elle continue de
susciter d’étonnantes batailles pour nos machines numériques (…)